Intervenants : J. Abram, R. Ricciotti et M. Virlogeux ; modérateurs : G. Morel-Journel et J.-P. Robert
Bernard Jaulin, président du groupe homonyme affectataire de la halle, bien connu pour le brillant parti qu’il tire des deux tiers de l’édifice, actuellement dévolu à un événementiel souvent très haut de gamme, prononce un mot de bienvenue. Pierre Housieaux, Patrick Guiraud et Jean-François Cabestan exposent ensuite les attendus de cette table ronde. Il s’agit de porter sur la place publique et d’examiner le projet de permis de démolir déposé fin juin 2011, soumis à l’expertise de la Commission du Vieux Paris le 15 septembre 2011, et retiré depuis.
Parole ayant été donnée aux intervenants, l’historien Joseph Abram souligne l’importance de l’édifice au regard du patrimoine du XXe siècle. Témoignage d’une aventure humaine et intellectuelle hors du commun, cette halle est une cristallisation de la pensée constructive de l’un des concepteurs les plus éminents de la modernité. Elle offre le spectacle magnifique d’une structure organique, unitaire et segmentée, qui travaille aux limites de la matière. Sa conservation dans un quartier en pleine mutation est une chance rare dont il faut s’emparer. C’est un hommage que l’on doit rendre au génie universellement reconnu de son auteur.
Insérant l’édifice dans l’histoire des inventions techniques, l’ingénieur Michel Virlogeux exalte un morceau de bravoure où grâce à une prémonition de son auteur sur le comportement de la matière, l’économie de celle-ci a été poussée à un paroxysme. La halle est un ouvrage majeur, une étape fondamentale dans le passage du béton armé au béton précontraint, à une époque où la conception de ce type de béton – la dénomination est plus tardive – était encore expérimentale. La tenue dans le temps de l’édifice dont les conditions de son équilibre demeurent à élucider est remarquable. À ces titres, la halle représente un jalon essentiel de l’histoire de la construction contemporaine.
L’architecte Rudy Ricciotti vante l’économie remarquable d’un édifice durable, d’autant plus vulnérable qu’il est fait d’un matériau peu apprécié du public : le béton. Il prêche pour que la halle soit comprise et aimée des connaisseurs, mais aussi des citoyens et riverains. À l’écart de tout processus de fossilisation, sa programmation, son accessibilité, son allégeance aux normes, sa grande longueur et le destin de ses extrémités méritent de susciter une nouvelle réflexion urbaine. Celle-ci doit affronter la complexité du problème autrement que par des hypothèses destructives et permettre d’envisager la reproduction et la continuité de la cité autour d’une halle revitalisée.
Assis au premier rang, Jérôme Coumet, maire du 13e arrondissement, est invité à prendre la parole et rappelle plusieurs faits. Propriété de la SNCF, la halle Freyssinet est à vendre pour 70 millions d?euros, et c’est à certaines conditions que la Ville pourra la racheter. Il évoque la part qu’il a prise dans la préservation d’édifices significatifs, tels les Grands moulins ou les anciens Frigos, et la halle même, qu’on se proposait d’abord de démolir en totalité. Il s’agit pour le maire du 13e arrt d’intégrer la halle dans un processus de régénération et un projet d’urbanisme qui intègrent les contingences de son exploitation et de la faisabilité financière de l’opération, a priori non rentable. Un accord doit être trouvé à cet égard entre la SNCF, la Ville et l’État. Le projet actuel se fonde sur la volonté de recoudre les deux rives que l’édifice sépare du fait de sa très grande longueur (310 mètres), de corriger son absence de visibilité lié à la topographie du terrain, de le désenclaver en lui créant une façade et un parvis, bref, de l’intégrer dans la ville de demain. Ce sont là les enjeux d’une mission qu’il incombera aux architectes de formaliser.
Sur le plan architectural, l’historien, l’architecte et les modérateurs s’accordent pour considérer que la Halle Freyssinet consiste en un équipement d?une nature particulière – une place couverte – étrangère au type d’insertion du monument telle qu’on la pratiquait dans la ville traditionnelle. Si les avis sur le bâtiment des bureaux situé à l’ouest sont plus contrastés, la tribune s’insurge contre l’hypothèse d’une atteinte à telle ou telle portion de l’ensemble des trente travées que compte l’édifice. Analogue aux Halles de Baltard autrefois comprimées dans un tissu congestionné, la halle Freyssinet est un parapluie urbain d’un potentiel et d’une fluidité qui la prête selon Joseph Abram à de multiples usages. Michel Virlogeux insiste sur la nécessité de trouver une vocation à l’édifice. Rudy Ricciotti déplore qu’on puisse le soumettre au régime démolisseur d’une « haussmannitude » hors saison. Si l’architecte admet la possibilité d’en dématérialiser certaines clôtures afin de favoriser son inscription dans le futur quartier, il apparaît à tous – un point de vue également défendu par le public en la personne de Pierre Colboc, architecte – difficile de faire l’hypothèse de démolitions sans que celles-ci soient étayées par un projet d’aménagement de ce secteur et d’intentions sur le devenir de la halle. Marie Karel, de l’association SOS Paris, attire l’attention sur le phénomène d’encaissement auquel la halle pourrait être soumise du fait de la future emprise de la dalle, qui dans l’état actuel du projet urbain surplomberait nefs et auvents de 10 m sur son flanc nord.
« La tribune s’insurge contre l’hypothèse d’une atteinte à telle ou telle portion de l’ensemble des trente travées que compte la halle »
À ce stade, il apparaît que l’instruction du permis de démolir souhaité par la SNCF était précipitée. On s’accorde à penser que c’est à partir de la structure conçue par Freyssinet que doit procéder le projet d’aménagement de tout ce secteur et non le contraire. Jérôme Coumet admet que le traitement des extrémités de la halle est une question d’architecture, et, à la satisfaction générale, déclare qu’il n?est pas hostile à l’idée de réactualiser la réflexion urbanistique autour de la halle. Le maire du 13e arrt évoque la possibilité du lancement d’une consultation d’architectes à ce sujet, mais les solutions devront nécessairement s’intégrer dans le contexte d’une faisabilité, et offrir un compromis entre le questionnement urbain, les enjeux patrimoniaux et les impératifs économiques.