Raccourcir Freyssinet ?

Au grand dam des connaisseurs mobilisés sur cette cause depuis plusieurs années, un permis de démolir concernant l’ancienne halle des messageries d’Austerlitz est à l’étude. La destruction intégrale d’un édifice dont l’État envisage aujourd’hui la protection n’est plus à l’ordre du jour, mais ce sont désormais les terminaisons du bâtiment qui suscitent les convoitises de la Semapa.

L’hypothèse de l’ablation d’une portion conséquente de cette structure savante – environ 25% – est-elle compatible avec le principe de la mise en valeur de cet imposant forum abrité de deux hectares, témoignage magistral des débuts de la précontrainte ? Basilique ferroviaire inscrite dans le tissu parisien, les trois nefs de la halle Freyssinet s’imbriquent dans le massif occidental barlong traditionnel des gares terminus, aux toitures carénées perpendiculairement. L’immensité de la surface couverte est inversement proportionnelle à la parcimonie des points porteurs et de la matière mise en ouvre. Des jours zénithaux continus et de hauts fenestrages latéraux diffusent une lumière qui provoque l’émerveillement. À l’est, les trois vaisseaux s’effilent en une étrave par où s’introduisaient les convois, dont la géométrie marque l’allégeance de l’équipement à l’ancien tracé de la rue du Chevaleret.

L’argumentaire présenté en faveur de l’ablation des extrémités du bâtiment – le désenclavement de la halle, la quête d’un peu de foncier et la création d’un jardin – évoque le temps où certaines catégories esthétiques préconisaient la mise en quarantaine des monuments ramenés à une épure géométrique élémentaire, dans un tissu urbain qu’on dévastait autour d’eux. Loin de susciter sa destruction, l’ancienne halle des Fonderies de l’Atlantique (Doazan et Hirschberger, architectes) offre une démonstration de la manière dont un espace planté de qualité a pu être installé moyennant la reconversion d’un édifice analogue – une halle métallique -, dont la valeur patrimoniale n’était pourtant pas comparable à celle de l’édifice parisien.

Les meilleurs spécialistes sont circonspects quant à l’économie générale et à la statique d’un ouvrage qui tiennent d’une réelle performance, et dont l’état de conservation, après 80 ans d’utilisation intense, est stupéfiant. Harnachées de tirants enrobés de béton, les trois voûtes longitudinales juxtaposées – des coques nervurées – forment avec les marquises un tout monolithique et insécable. Aux complexités des équilibres médiévaux qui résultent de l’équilibre de forces actives s’adjoint ici l’homogénéité d’une matière minérale compactée qui a effectué sa prise.

Il semble que le contreventement longitudinal du bâtiment soit assuré à l’ouest par les bureaux, et au centre, sur huit travées consécutives, par les poutres du chemin de roulement. Mais qu’en est-il à l’est ? Dans l’état actuel des connaissances, on ne peut que redouter la mise en ouvre d’ablations, d’arrachements et de béances qu’il sera difficile de cautériser et s’inquiéter de la texture des « nouveaux pignons » évoqués par le maître d’ouvrage, en lieu et place des voiles de béton plissé imaginés par Freyssinet.

Dans l’univers bouleversé de la ZAC Rive Gauche, puissent les décideurs du XXIe siècle s’incliner devant la cohérence de cette châsse de lumière rescapée, lieu rare et unique dans la capitale, au potentiel connu de tous, et l’intégrer dans les plans d’aménagement autrement qu’en formulant d’emblée l’hypothèse de son dépeçage.

J.F.C